Prendre son temps (de Gérard Buray)

Le temps du geste

LeTaiji Quan est une exhortation à changer de registre, à prendre son temps. Il invite à ralentir, à savourer un geste sans se presser, à aller jusqu'au bout, à l'extrême instant de la fin d'un mouvement avant de démarrer le suivant. Le gourmand aussi déguste à petites bouchées lentes, laisse fondre la glace dans sa bouche pour bien dégager toutes les saveurs et retarder le moment où le cornet sera vide. Cette attention à laisser finir un mouvement dans son amplitude est d'ailleurs malaisée pour le débutant. Le souci de bien faire, de ne pas oublier l'emporte et tend à gommer chaque fin au détriment du début. Comme si l'on voulait commencer avant de finir.

Ce n'est pas vraiment de la précipitation, plutôt une focalisation de l'esprit sur le résultat supposé, le mouvement fini.

Pour le pratiquant de Taiji Quan il n'y a pas de résultat.
Le résultat c'est la pratique, le faire. Tout s'inscrit dans le temps de la pratique. Le temps du mouvement est intense, plein. Il est éphémère et dense. Rempli de la conscience, de la perception du corps dans toutes ses parties, à chaque fraction de seconde. Ce n'est pas le mouvement du bras qui est perçu ni celui de la jambe. Toutes les parties sont là. Elles affleurent ensemble et séparément à la conscience. On est en quelque sorte dans le temps et hors du temps. Il n'y plus d'urgence, plus de tâche à accomplir. Il reste la nécessité absolue de l'accomplissement de ce geste perçu au travers des tensions et des relâchements successifs des muscles et des tendons qui entrent en jeu. Il se suffit à lui-même. Rien d'autre n'est nécessaire que la présence au geste, la conscience de ce qu'il est, de l'intention sous-jacente.

La vitesse nécessaire

Notre vie abonde en gestes automatiques, accomplis sans y penser. La réponse corporelle suit immédiatement le stimuli. Tendre le bras pour saisir un verre, marcher, se frotter les yeux. C'est le résultat qui importe : boire, aller à la gare, soulager la douleur. Les étapes intermédiaires ne nous intéressent pas. De la sorte, le temps passe sans vraiment y penser.
A grande vitesse le conducteur se forge une impression générale du paysage. Je traverse une vallée avec une fermette noyée dans le soleil. Des vaches paissent dans un pré. Un instant plus tard les vaches ont disparu pour faire place à un viaduc qui mobilise l'attention. Si le pilote abandonne la voiture au profit du vélo, la vision, les sensations sont tout autres. La fermette reste longtemps présente. Il sera possible d'en admirer l'architecture mais aussi de voir les coquelicots au bord de la route. Il sentira l'air frais souffler sur le visage.
Le Taiji est à la vie quotidienne ce que la marche est à la voiture. Si j'avance rapidement, je constate que j'ai parcouru un mètre et c'est tout. Si j'adopte la démarche du chat ou celle du Taiji qui est la même, je pose délicatement mon pied sur le sol, je perçois l'enracinement progressif de mon pied dans le sol, je porte progressivement mon poids sur la jambe qui vient de se poser, etc... J'ai pleine conscience de ce que je fais.
La finesse de la perception est associée à la vitesse du mouvement. Sentir ce qui se passe dans mon corps implique une certaine vitesse. Vigilant, je perçois les mouvements des membres, du tronc, des yeux, de la respiration, des viscères. Lorsque la grue blanche achève de déployer ses ailes (nom d'une figure du Taiji), je me détends, je relâche la colonne lombaire, j'étire la tête, je remplis mon mouvement. Une sensation de bien être m'envahit. Une seconde, deux secondes ? Qu'importe ! La mesure du temps ne vient pas de la montre. Le corps lui-même bat sa mesure. Conscience du lien entre ce geste, le précédent et le suivant. Conscience du caractère nécessaire de cette succession, du jeu continu et successif des groupes musculaires.